Mastering ou massacre à la tronçonneuse ?

(ou : Les dégâts d'un mastering sauvage)
(ou encore : Le mastering expliqué aux sourds 😉)

Note du 01/07/2016 : Le mastering est pour la plupart des musiciens un art mystérieux, voire ésotérique... J'avais écrit ce qui suit après la découverte de ce qu'un prétendu "ingénieur du son mastering" lillois ayant pignon sur rue avait fait du beau CD d'un groupe que je suivais avec bonheur depuis des années...
J'avais assisté à l'enregistrement et au mixage du CD et lorsque le chanteur m'avait fait écouter les premiers essais de mastering, sincèrement convaincu d'une nette amélioration, je lui avais proposé une écoute comparative (avant et après essai mastering) MAIS au même niveau sonore (cf. détails ci-après).
Son enthousiasme en avait pris un coup car on ne pouvait que constater l'appauvrissement, en réalité, de la qualité sonore, c'était juste PLUS FORT !
Je m'attelais donc à faire un mastering plus respectueux de leur travail, mais avant que j'arrive au bout de mes essais, ils avaient déjà fait faire le boulot par l'autre naze, sans me prévenir... Grrrrr ! 🙁

Un peu en rogne à l'époque, j'avoue, j'avais rédigé quelques mois plus tard ce qui suit, à leur seule intention, sans finalement jamais l'envoyer car je n'avais pas envie de passer pour un revanchard ou un donneur de leçon... mais comme le groupe a splité depuis bien longtemps, je me décide à partager cette expérience, car la "loudness war" (ou "guerre du volume") est loin d'être un problème résolu... Donc si ça peut servir. 😉

 

19/07/2013

Salut les copains ! Ce qui suit est là juste pour tenter de vous faire comprendre pourquoi le mastering qui a été fait sur vos morceaux est une horreur, et pour tenter de remettre vos oreilles dans le droit chemin. 😉

Les faits : le CD de We Are Toxic (https://wearetoxic.bandcamp.com/)

Pour mesurer la dynamique d'un morceau, l'appli "TT Dynamic Range Meter" est LA référence professionnelle mondiale.
Voici le résultat pour chacun de vos morceaux après mastering :
(explications plus bas, ne regardez que les gros chiffres à droite de "DR")

À titre indicatif, Girls in the Sun,
sorti de studio, avant mastering à DR5
Et un morceau de Muse, qui figurent parmi les champions du rabotage,
malgré le caractère très dynamique de leur musique...

• Ce gros chiffre DRx mesure la dynamique moyenne sur l'ensemble du morceau. "The Last Song on Earth", votre chanson la plus aérée, ample, qui devrait être une grande respiration spatiale, ce morceau magnifique est donc écrabouillé autant qu'un morceau qui ramone grâââââââve...
• Un autre point de comparaison, le CD de The Buddhist Sons, masterisé en 2007 en suivant les standards de l'époque est à DR7 et maintenant que je sais que c'est une aberration, je trouve déjà ça très excessif (alors DR5...) — et ce n'est pas un discours théorique, la différence s'entend nettement !
• Voici un site de référence qui classifie 45000 albums selon leur dynamique, vous pouvez y ajouter le vôtre, comme vous pouvez le constater, dans la catégorie "bad". 😉

 

"Mais j'entends pas la différence !"

Oui, c'est triste, et je compatis... Et après tout, si vous êtes contents comme ça, tant mieux. Vous pouvez continuer à dormir sur vos deux oreilles en pensant que tous les militants du monde entier pour le respect de la Dynamique ne sont que des radoteurs qui n'y connaissent rien. (et ça m'évite de vous faire écouter des exemples audio... 😉

• Le principal dégât de ce type de mastering "très agressif" (c'est un euphémisme : "destructif" serait plus juste 😉 est d'annihiler toutes les attaques, en particulier la caisse claire qui change radicalement de son.
=> mais si vous n'aimiez pas le son de la caisse claire en studio, pourquoi ne pas l'avoir changée à ce moment-là ?
• Les intégristes de la dynamique réclament une standardisation des CDs à DR14 ! (14dB) — à savoir que le CD a une plage de dynamique d'une centaine de dB... — Sans aller jusque là, DR12 c'est super et DR9 est un bon compromis (la modification du son de caisse claire n'est pas encore trop sensible)
• Je ne rentre pas dans le détail, mais des tests ont montré qu'un morceau écrabouillé sonne aussi moins bien en radio (les radios appliquent déjà une compression énorme à la diffusion). Les convertisseurs numérique/analogique ne sont pas toujours à la hauteur non plus... (j'ai eu plusieurs diffusions de mes morceaux sur la RAI (entre 2005 et 2007) et la dernière fois ça grésillait, ils n'ont pas été jusqu'au bout, je ne sais pas si c'était une vieille platine CD, mais c'était horrible ! — pour info la norme CD prévue par Philipps est de -18dB comme niveau moyen... donc DR18, pour ceux qui suivent : ça veut dire qu'il n'y a aucune garantie qu'un CD avec une dynamique moindre soit lu correctement sur n'importe quelle platine !!!)

 

"La dynamique, c'est quoi au juste ?"

Si tu as lu jusqu'ici, c'est qu'il y a encore de l'espoir en ce bas monde... 😉

• Grosso modo, la dynamique est la différence entre le niveau moyen et le niveau maximum d'un morceau. N.B. : les puristes vous diront que c'est le niveau minimal et pas le niveau moyen, mais le but ici étant de faire simple je ne rentre pas dans le débat... ils ont tort. 😄
La "course à l'armement" a fait qu'on a essayé de sonner "plus fort" que les autres en réduisant toujours plus les crêtes et donc la dynamique (tout ce qui est percussif, donc principalement la caisse claire, trinque en premier).
• Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles ce son "écrabouillé" s'est imposé au fil des ans, mais la plus incontestable est qu'en annihilant la dynamique, on annihile les différences de mixage entre les morceaux d'un album. Le "Massacre à la tronçonneuse" est sans conteste une énooorme facilité pour homogénéiser le son d'un album sans devoir faire de retouches au mix sur certains morceaux — mais au prix d'un son sans vie et vite fatigant pour l'oreille.
• J'ai commencé à bosser sur le re-mastering de The Buddhist Sons et je peux vous dire que c'est nettement plus agréable à l'écoute avec un peu plus de dynamique, par contre les erreurs de mixage ressortent ! Il y a des morceaux où la caisse claire était sous-mixée, mais la différence disparaissait en tronçonnant les attaques des morceaux bien mixés !
=> est-ce vraiment ce qu'on recherche, réduire la qualité d'un mixage, pour homogénéiser le résultat global ?

 

Le mastering, pour quoi faire ?

On peut sérieusement se poser la question, car à l'origine le mastering était destiné à adapter le beau son mixé en studio à un support tout pourri incapable d'encaisser toute cette dynamique et une large gamme de fréquences (le vinyle, n'en déplaise aux vinylophiles... 😄), mais avec le CD c'est à la limite de l'inutilité si le travail de studio est parfait...

• La chaine d'effets utilisée est variable : EQ, compresseur multibande, enhancer, etc. mais se termine toujours par un "brickwall limiter" (limiteur en mur de briques, ça rend bien l'idée...), et c'est lui le coupable des dégradations car au lieu de traiter le signal sonore subtilement, il interdit tout dépassement de niveau au-delà du plafond qu'on a réglé. C'est le fonctionnaire borné qui obéit sans réfléchir. Ensuite, il suffit d'augmenter le niveau de sortie pour coller au maximum autorisé par un fichier audio (0dB).
=> c'est ce qui explique qu'un tel traitement "sonne plus fort" que l'original mais qu'au lieu d'améliorer le son, il le dégrade si on met le plafond du limiteur trop bas.
• Comme je vous l'ai démontré il y a quelques mois, pour comparer avant/après le mastering il faut mettre les deux versions au même niveau moyen, sinon on aura forcément tendance à préférer celle dont le volume est le plus "fort", même à 1dB près. Le mastering doit au pire préserver la qualité du son, au mieux l'améliorer, à niveau moyen égal.
• Quand on est un studio de mastering, c'est assez délicat de faire passer le message à ses clients qu'il n'y a rien à faire, que le mixage est parfait ou presque, il faut bien qu'ils gagnent des sous, et comme les musiciens sont sourds ou ignares en son, il vaut mieux que la différence s'entende FORT. Ce qui reste un mystère pour moi, c'est pourquoi certains ingénieurs du son valident encore ce genre de résultat : surdité ? habitude ? peur de ne pas coller au "marché" ? (Fear, Uncertainty and Doubt, comme disent les ricains)
On peut aussi préférer ce son "over-limité", mais euh, pffffff... Quand on entend la perte d'énergie que ça implique (à niveau égal, entre avant/après)...

 

La vraie solution !

En fait, réduire la dynamique, pourquoi pas, mais dans des proportions raisonnables, et surtout réduire au minimum le "brickwall limiting", celui-ci n'étant prévu initialement que pour éliminer les rares crêtes réellement inutiles (si une crête est gênante, il y a des méthodes moins destructrices et qui n'altèrent pas le reste du morceau).

Mieux vaut travailler sur la compression du son, même à l'étape du mastering.

Mais l'idéal est d'avoir déjà en tête au moment du mixage le son qu'on veut et compresser plus (voire beaucoup plus) chaque instrument : si l'on compresse instrument par instrument, on garde une dynamique globale plus importante de par le fait qu'ils ne jouent pas à chaque instant tous en même temps — ce qui n'exclut pas de mettre un compresseur sur le bus Master, mais en le dosant sobrement.
Par ailleurs, une règle incontestée est qu'il vaut mieux enchaîner 10 compresseurs qui enlèvent chacun -1 dB que mettre un seul compresseur qui rabote -10 dB ! 😉
(il n'est pas rare de mettre 2 ou 3 compresseurs sur la voix, par exemple, mais c'est une autre histoire. 😇)

 

Conclusion

J'ai essayé d'être concis, mais ce qu'il faut retenir c'est que le mastering doit être discret et surtout utile : s'il n'y a pas de défauts flagrants après mixage, pourquoi ratiboiser le son ? A priori, vos auditeurs ont encore des mains avec des doigts dessus, il peuvent tourner le bouton du volume s'il ne trouvent pas ça assez fort... (enfin, vous avez le droit de ne cibler que les manchots sourds 😉
Et surtout, des services comme Spotify, iTunes et Youtube diffusent les morceaux en se basant sur le niveau moyen, ce qui anéantit l'hypothétique supériorité des masterings tronçonnés !

Les choses bougent au niveau mondial, de nouvelles normes ont été adoptées, incitant les diffuseurs à suivre l'exemple de Spotify (le LUFS, par exemple, je vous laisse chercher parmi les nombreux articles sur cette nouvelle unité de mesure), ça prendra sans doute des années, mais les masterings "over-limités" finiront au musée des horreurs du passé, je n'ai aucun doute là-dessus.

Addendum 2018 : le LUFS est devenu LA norme mondiale, que ce soit en télévision ou pour les plateformes de streaming.
Le niveau de référence qui fait globalement l'unanimité est -14 LUFS, mais chaque site fait sa propre cuisine et comme d'habitude Apple se distingue...
À titre d'exemple, voici le nombre de dB enlevés sur les principaux sites pour un autre morceau du CD de We Are Toxic. CQFD.
🙂


Bien sûr, l'ouïe s'éduque par l'expérience, et ça ne fait pas si longtemps qu'on a pris conscience de ces excès : respecter le travail de mixage est encore un acte militant à l'heure actuelle, et un choix individuel, mais rien n'empêche d'avoir un mastering DR7 pour la distribution sur Internet et un DR9 pour le CD, par exemple (un peu comme Nine Inch Nails sur leur nouvel album — version "audiophile" dispo en plus).

Enfin, un dernier conseil : il y a plein de "pros" qui racontent des conneries et n'ont pas d'oreilles, ou utilisent des "recettes" pour gagner du temps... Si j'ai appris quelque chose au fil de mes nombreuses années d'expérience en audiovisuel, c'est de ne pas faire confiance aveuglément à quelqu'un, juste parce qu'il a un titre, un beau studio ou une plaque "Ingénieur du son mastering" sur sa porte...

Que le Son soit avec vous ! 🙂